L’ordonnance n° 2020-305 adaptant les règles applicables devant le juge administratif

shutterstock_1545826172Par maître David DEHARBE (Green Law Avocats)

Il est un constat sans appel : l’épidémie sévissant actuellement dans le monde est une situation bardée d’inconnues économiques, politiques, sociales et produisant des effets juridiques inédits. Alors qu’à ce jour près de la moitié de la population du globe est confinée, les pouvoirs publics français ont multiplié les mesures sans précédents, mais bien destinées à organiser la poursuite des activités autant que faire se peut.

Les juristes ne doivent pas pour autant se transformer en caisses enregistreuses des régimes dérogatoires qui se multiplient. Ils doivent exercer leur regard critique et surtout veiller à ce que les circonstances exceptionnelles ne sacrifient pas sur l’autel de la continuité de l’Etat quelques principes fondamentaux :

  • Le droit au procès équitable déjà si déséquilibré dès que l’administration est en cause ;
  • Les principes du service public ;
  • Les principes de la police administrative.

Gageons qu’il nous faudra commenter avec plus de recul les dispositifs dérogatoires adoptés et surtout regarder de très près si l’exécutif n’est pas tenté de pérenniser certaines de ces règles qui transpirent quand même le risque de la justice expéditive… Élevés sur les bancs de l’Université où l’on prend encore le temps de penser, on gardera à « l’esprit » ce mot fameux de Montesquieu : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». De longues dates nous sommes gouvernés par « ordonnance » pour codifier le droit mais celles dont il est question avec la loi d’habilitation sur l’état d’ urgence sanitaire (LOI n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19) sont bien d’une autre nature : elles modifient les règles du procès et avec les conditions dans lesquelles la Justice est rendue. Juristes de tous bords, soyez vigilants !

L’activité des juridictions administratives comptant nécessairement aux rangs des ajustements exigés par la crise sanitaire, c’est en tout cas officiellement cette fin qu’a été prise l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020, portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif.

Texte intervenu sur le fondement d’une habilitation consentie au gouvernement aux termes de l’article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, ce dernier s’organise en deux titres :

– Un titre premier traitant de l’adaptation de l’organisation et du fonctionnement des juridictions administratives,

– Un titre second, se focalisant sur les délais de procédure et de jugement.

Notons immédiatement que l’article 1er du texte précise que cette ordonnance est applicable à l’ensemble des juridictions de l’ordre administratif, sauf lorsqu’elle en dispose autrement. Par conséquent, sont concernées :

– Les juridictions administratives de Droit commun : Tribunaux administratifs, Cours administratives d’appel, Conseil d’État,

– Les juridictions administratives spécialisées.

I – Une adaptation des règles d’organisation et de fonctionnement des juridictions administratives

A titre liminaire, le texte précise que la période concernée par ces dérogations aux règles d’organisation et de fonctionnement des juridictions administratives s’étendra du 12 mars 2020 à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire (article 2).

Durant cette période, les formations de jugement des TA et CAA pourront se compléter en cas de vacance ou d’empêchement de leurs membres par l’adjonction de magistrats en activité au sein de l’une de ces juridictions. Ces adaptations s’effectueront par désignation du Président de la juridiction complétée, et sur proposition du président de la juridiction d’origine. Autrement dit, des « navettes » entre les juridictions pourront être observées. Des magistrats honoraires peuvent également être désignés (article 3).

En outre, le texte assouplit les conditions de désignation par un Président de juridiction d’un magistrat juge unique pour statuer par voie d’ordonnance : seul le grade de conseiller et une ancienneté minimale de deux ans seront nécessaires (article 4).

Élément central appelant une vigilance toute particulière puisque touchant au respect du contradictoire : la communication des pièces, actes et avis aux parties pourra désormais être effectuée par tout moyen (article 5).

La tenue des audiences fait également l’objet d’adaptations, matérialisées par une série de possibilités offertes au juge, et dont certaines interrogent lourdement la préservation d’une garantie pérenne du droit au procès équitable  :

– Le Président de la formation de jugement peut limiter le nombre de personnes admises à l’audience voire exclure la présence du public (article 6),

Possibilité est donnée à ce même Président de dispenser le rapporteur public, sur sa proposition, d’exposer publiquement ses conclusions à l’audience (article 8),

Notons qu’il est regrettable que le texte n’anticipe pas les effets d’une telle dérogation, en ne traitant pas des moyens susceptibles d’être mis en œuvre afin de permettre tout de même un accès à ces conclusions lorsqu’elles ne seront pas exposées publiquement.

– L’article 7 de l’ordonnance précise encore que les audiences pourront se tenir à distance en utilisant un moyen de télécommunication audiovisuelle. En cas d’impossibilité technique ou matérielle, le juge pourra décider d’entendre les parties par tout moyen de communication électronique y compris téléphonique, étant précisé que la décision du juge de recourir à un tel moyen est insusceptible de recours.

En tout état de cause, l’usage de tels moyens doit garantir une vérification de l’identité des parties, une bonne transmission et une confidentialité des échanges.

Ces dispositions réaffirment enfin le rôle du juge en dépit de la tenue d’une audience à distance : il lui appartient toujours d’organiser et de conduire la procédure, de s’assurer du bon déroulement des échanges et de veiller au respect des droits de la défense ainsi qu’au caractère contradictoire des débats.

– La procédure de référé fait également l’objet d’adaptations à nouveau préoccupantes. Généralisant la possibilité donnée par l’article L. 522-3 du CJA, l’article 9 de l’ordonnance permet au juge des référés, durant cette période, de statuer sans audience et par une ordonnance motivée sur l’ensemble des requêtes présentées en référé. Ce dernier doit toutefois informer les parties de l’absence d’audience et doit par conséquent fixer une date de clôture de l’instruction.

Il est fort à parier que les juridictions useront probablement beaucoup de cette possibilité offerte, en dépit de l’importance cruciale accordée à l’oralité dans ces procédures, et dont certaines ont un rôle fondamental de préservation des libertés déjà nettement atteintes en ces temps troublés.

L’appel reste évidemment possible à l’encontre de telles ordonnances.

– Dernière possibilité offerte au juge en matière de publicité des audiences, le Président de la juridiction pourra statuer sans audience publique sur les demandes de sursis à exécution (article 10).

Du reste, des adaptations sont également prévues s’agissant du prononcé et rendu des décisions juridictionnelles :

– La décision pourra être rendue publique par simple mise à disposition au greffe sans avoir à être prononcée en audience publique (article 11). L’article 14 fait de cette possibilité laissée à l’appréciation du juge une obligation en matière de prononcé de jugements relatifs aux mesures d’éloignement prises à l’encontre d’étrangers placés en centre de rétention.

Ne sera pas irrégulière la minute de la décision uniquement signée par le Président de la formation de jugement (article 12),

– En cas de représentation d’une partie par un avocat, la décision rendue sera considérée comme valablement notifiée par l’expédition au seul conseil de la partie (article 13).

II – Une focalisation particulière sur les délais de procédure et de jugement

En premier lieu, s’agissant des délais de procédure, le I de l’article 15 de l’ordonnance opère un renvoi et dispose que :

«  I. – Les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 susvisée relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire mentionnée à l’article 2 et à l’adaptation des procédures pendant cette même période sont applicables aux procédures devant les juridictions de l’ordre administratif. »

Premier constat important, l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 revêt une portée rétroactive, puisque les dispositions précitées ont vocation à s’appliquer pendant la période d’urgence sanitaire, s’étendant du 12 mars 2020 jusqu’à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire.

Partant, l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306, objet du renvoi dispose quant à lui que :

« Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit. »

Cette énumération pléthorique impose de relever principalement que, du fait de cette succession de renvois dont l’appréhension peut s’avérer complexe, sont concernés par ces dispositions relatives aux délais :

– D’une part, aussi bien les recours contentieux dont les délais de recours étaient supposés expirer durant cette période que les délais de recours dont le point de départ se situe entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de fin de l’état d’urgence sanitaire.

Pour cause, les dispositions de l’ordonnance ne font aucune distinction et mentionnent « Tout acte, recours, action en justice (…), forclusion (…), ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er ».

Or, précisément, l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-306 auquel renvoie l’article 2 de ce même texte, lui-même objet du renvoi opéré par l’article 15 de l’ordonnance n° 2020-305 énonce que « Les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ».

– D’autre part, l’ensemble des mesures ayant été ou susceptibles d’être prononcées par les juridictions administratives durant la phase d’instruction de la procédure. Encore une fois, l’énumération large du texte n’opère aucune distinction et se contente de préciser que sont concernées les mesures qui auraient dû être accomplies durant cette période. Le texte laisse dès lors entendre que sont autant en cause les mesures d’instruction échéant pendant cette période que celles qui y seront prises.

Autrement dit, le texte ouvre une véritable période de stase englobant un nombre extrêmement important de mesures. A l’issue de cette période, s’étendant du 12 mars 2020 jusque l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, l’ensemble des éléments énumérés qui auraient dû y être accomplis seront réputés avoir été faits à temps s’ils sont réalisés dans le délai légal prévu pour chacune de ces mesures à compter de la fin de cette période. Toutefois, en tout état de cause, ce délai ne pourra dépasser deux mois.

Dérogation importante aux effets massifs, quatre subtilités doivent ici être relevées :

A la lecture tant des dispositions que de l’objet de ces ordonnances, il appert que la solution retenue par les textes est celle de la prorogation des délais impartis, puisqu’à l’issue de cette période commencera à courir un nouveau délai conforme à celui légalement imparti pour agir, nouveau délai durant lequel l’acte sera réputé avoir été fait à temps.

Prorogation toutefois limitée puisque dans tous les cas, le délai alors laissé ne pourra dépasser deux mois (mais pourra parfaitement être inférieur, selon les délais légaux habituellement laissés pour accomplir l’acte en cause).

Une incertitude subsiste quant à certaines mesures propres au contentieux administratif. Pour cause, l’article 16 de l’ordonnance traite spécialement des mesures de clôture d’instruction, prévoyant que lorsque leur terme vient à échéance au cours de la période préexposée, ces mesures sont prorogées de plein droit jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la fin de cette période, à moins que le terme ne soit reporté par le juge.

La combinaison d’un renvoi aux dispositions de l’ordonnance n° 2020-305, qui ne mentionnent pas précisément les actes propres au contentieux administratif et d’un traitement spécifique consacré à la mesure de clôture d’instruction impose de recommander la plus grande prudence et respect des délais vis-à-vis des autres mesures spécifiques au contentieux administratif, telles que les ordonnances de cristallisation des moyens, par exemple.

 Notons toutefois que l’extrême largeur des mesures visées par les textes pourrait tout à fait conduire à généraliser la solution dans la mesure où, comme l’énonce l’adage, il ne convient pas de distinguer là où la loi ne distingue pas.

L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 auquel renvoi l’article 15 de l’ordonnance n° 2020-305 n’opère aucune distinction entre décisions administratives et décisions juridictionnelles. Par conséquent, semblent également concernés par ces dispositions les délais pour interjeter appel et former un pourvoi en cassation.

Ces dispositions ne font pas obstacle à l’exécution des décisions administratives prises avant ou pendant cette période, qui pourront toutefois toujours faire l’objet de recours durant l’état d’urgence sanitaire.

Du reste, relevons que le II de l’article 15 de l’ordonnance n° 2020-305 prévoit des exceptions à ces règles relatives aux délais de procédure pour :

–  Les recours contre les OQTF, sous réserve de ceux prévus au premier alinéa du III de l’article L. 512-1 du CESEDA ainsi que les recours prévus aux articles L. 731 et L. 742-4 du même code. Pour ces contentieux, le point de départ du délai de recours est reporté au lendemain de la cessation de l’état d’urgence sanitaire. Les demandes d’aide juridictionnelle en cas de saisine de la Cour nationale du droit d’asile sont également concernées par ces modalités de report.

– Les recours contre les refus d’entrée sur le territoire français au titre de l’asile ainsi que les recours introduits contre différentes décisions affectant un étranger placé en rétention en application de l’article L. 551-1 du CESEDA ne font pas l’objet d’adaptations.

– Les réclamations et les recours mentionnées à l’article R. 119 du code électoral peuvent être formées contre les opérations électorales du premier tour des élections municipales organisé le 15 mars 2020 au plus tard à dix-huit heures le cinquième jour qui suit la date de prise de fonction des conseillers municipaux et communautaires élus dès ce tour, fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020 dans les conditions définies au premier alinéa du III de l’article 19 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 susvisée ou, par dérogation, aux dates prévues au deuxième ou troisième alinéa du même III du même article.

Enfin, en second lieu, s’agissant des délais de jugement, l’article 17 de l’ordonnance dispose que durant cette période, le point de départ des délais impartis au juge pour statuer est reporté au premier jour du deuxième mois suivant la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire. Ce report souffre deux dérogations :

– Corrélativement aux premières exceptions, les délais pour statuer sur les recours en matière de refus d’entrée sur le territoire français au titre de l’asile (art. L. 213-9 du CESEDA) ainsi que pour statuer sur les recours introduits à l’encontre de différentes décisions affectant un étranger placé en rétention (III et IV de l’art. L. 512-1 du CESEDA) ne font pas l’objet d’adaptations.

– De la même manière, le délai imparti au Tribunal administratif pour statuer sur les recours contre les résultats des élections municipales organisées en 2020 expire, sous réserve de l’application de l’article L. 118-2 du Code électoral, le dernier jour du quatrième mois suivant le deuxième tour de ces élections.

En conclusion, le texte s’inscrit dans une période sans précédents aux effets juridiques inédits et opère une difficile conciliation entre impératifs sanitaires et nécessaire publicité et transparence de la justice. Pour autant, aussi compréhensibles que soient ces impératifs de santé publique, notre absence de repères face à une crise sans précédents ne nous dispense pas de garder comme boussole les grands fondamentaux du contentieux que constituent le respect du contradictoire, et, plus largement, du droit au procès équitable.

Le Conseil d’Etat a pour sa part publié un tableau synthétique très pédagogie sur les différents délais aménagés par l’ordonnance commentée :21-synthese CE

Les avocats de Green Law peuvent vous éclairer sur toute question que pose cet aménagement des règles de contentieux administratif. N’hésitez pas à les joindre directement sur cette boîte dédiée : covid19@green-law-avocat.fr