Le juge, le climat et l’exécutif…

Par Maître Lucas DERMENGHEM, Avocat Of Counsel, GREEN LAW AVOCATS et Maître David DEHARBE, Avocat associé gérant, GREEN LAW AVOCATS

Le 19 novembre 2020, le Conseil d’Etat a rendu une décision inédite à propos du respect, par l’Etat français, de ses engagements en matière de lutte contre le dérèglement climatique (CE 19 nov. 2020, n° 427301, COMMUNE DE GRANDE-SYNTHE et a).

Les conclusions du rapporteur public sont publiées avec la présente note au Bulletin Juridique des Collectivités Locales cf. :

Saisie par la commune de Grande-Synthe (Nord) et par son maire agissant à titre personnel, la Haute Assemblée s’est prononcée sur la légalité des décisions implicites de refus opposées par le Président de la République, le Premier ministre et le Ministre de la Transition Ecologique à la demande tendant notamment à ce que soient prises « toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national ».

Pour statuer sur la légalité de ces refus implicites, le Conseil d’Etat était tout d’abord tenu d’examiner les différents engagements souscrits par la France en matière climatique sur le plan international, européen et national. Il s’agissait, ensuite, de vérifier si ces engagements étaient respectés par l’Etat, justifiant que celui-ci puisse se permettre de refuser l’édiction de mesures supplémentaires permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre.

L’arrêt commenté présente tout d’abord l’intérêt de recenser d’une manière didactique les différentes normes auxquelles la France est liée en matière de lutte contre le dérèglement climatique. Le Conseil d’Etat dresse ainsi la liste des règles juridiques applicables en la matière, en débutant par le droit international pour terminer par les textes de droit national.

Sur le plan international, le Conseil d’Etat rappelle les termes des articles 2 et 3 de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) du 9 mai 1992, à laquelle la France est partie, avant de mentionner le fameux article 2 de l’accord de Paris du 12 décembre 2015 conclu dans le cadre de la CCNUCC, lequel contient l’objectif – âprement débattu – consistant à contenir l’élévation de la température moyenne « nettement en dessous de 2° C par rapport aux niveaux préindustriels » et à « poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5° C par rapport aux niveaux préindustriels ».

Au niveau communautaire, le Conseil d’Etat mentionne :

– la décision 94/69/CE du 15 décembre 1993 par laquelle le Conseil a approuvé la CCNUCC au nom de la Communauté européenne, devenue l’Union européenne ;

– le premier « Paquet Energie Climat 2020 », composé en particulier de la décision n° 406/2009/CE du 23 avril 2009 relative à l’effort à fournir par les États membres pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de respecter les engagements de la Communauté en matière de réduction de ces émissions jusqu’en 2020, ayant notamment pour objectif une réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Aux termes de l’annexe II de cette décision, la France s’est vue définir un objectif de réduction de 14% de ses émissions de CO2 par rapport aux niveaux d’émissions de 2005.

– le second « Paquet Energie Climat » reposant notamment sur le règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018, édicté afin de respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris. Aux termes de l’annexe I de ce règlement, la France est tenue de réduire ses émissions de CO2 de – 37% en 2030 par rapport à leur niveau de 2005.

Enfin, à l’échelle nationale, il est rappelé que le législateur français a institué l’article L. 100-4 du code de l’énergie fixant un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 et l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050. L’objectif de – 40% en 2030 que s’est fixé la France est ainsi plus ambitieux que ce qui lui a été attribué au niveau communautaire.

Le Conseil d’Etat rappelle qu’en vue d’atteindre cet objectif, l’article L. 222-1 A du code de l’énergie prévoit un dispositif de « budget carbone » fixé par décret, pour la période 2015-2018 puis pour chaque période consécutive de cinq ans. Le budget carbone correspond ainsi à un total d’émission de gaz à effet de serre pour une période déterminée, qui ne doit pas être dépassé.

Le Conseil d’Etat indique qu’en vertu de l’article 2 du décret du 18 novembre 2015 : « Les budgets carbone des périodes 2015-2018, 2019-2023 et 2024-2028 sont fixés respectivement à 442, 399 et 358 Mt de CO2eq par an, à comparer à des émissions annuelles en 1990, 2005 et 2013 de, respectivement, 551, 556 et 492 Mt de CO2eq. ».

Après avoir listé les engagements que s’est fixés la France en matière de lutte contre le dérèglement climatique, la Haute Assemblée rappelle que les stipulations de la CCNUCC et de l’accord de Paris sont dépourvues d’effet direct mais doivent néanmoins être prises en considération pour l’interprétation des dispositions de droit national, qui ont pour objet de les mettre en œuvre.

Ensuite, pour apprécier la légalité des décisions de refus des autorités sollicitées d’édicter des mesures supplémentaires permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre, le Conseil d’Etat constate tout d’abord que la France a « substantiellement dépassé » le premier budget carbone qu’elle s’était allouée pour la période 2015-2018, d’environ 62 Mt de CO2eq par an.

Cependant, pour le Conseil d’Etat, cette circonstance n’est à elle seule pas de nature à caractériser une insuffisance des efforts pour atteindre les objectifs de réduction fixés. En effet, pour effectuer cette analyse, la Haute Assemblée a entendu prendre en considération les différentes périodes pour lesquelles un budget carbone a été fixé, soit 2019-2023, 2024-2028 et 2029-2033. En d’autres termes, pour le Conseil d’Etat, la seule circonstance que l’Etat ait échoué à atteindre ses objectifs sur la période 2015-2018 ne permet pas d’exclure un « rattrapage » sur les périodes ultérieures et l’atteinte de l’objectif fixé.

La Haute assemblée constate cependant que les budgets carbone de ces périodes ont été récemment modifiés par un décret du 21 avril 2020, lequel a réhaussé le budget 2019-2023 (399 Mt de CO2eq à 422 Mt de CO2eq par an), maintenu l’objectif assigné pour la période 2024-2028 (de 358 Mt de CO2eq par an à 359 Mt de CO2eq par an) et diminué le budget carbone 2029-2033 (de 359 Mt de CO2 eq par an à 300Mtde CO2 eq par an).

Si le Conseil d’Etat note que, en théorie, ces modifications permettront toujours d’atteindre les objectifs fixés, il constate que celles-ci traduisent un « décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l’essentiel de l’effort après 2020, selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici ». En effet, la modification des budgets carbone opérée par le décret du 21 avril 2020 démontre qu’une partie des efforts initialement prévus est reportée après 2023, ce qui imposera donc de réduire les émissions en suivant un rythme qui n’a jamais été atteint jusqu’ici.

En d’autres termes, au regard de ce décalage de trajectoire, le Conseil d’Etat semble émettre de sérieux doutes sur la capacité des autorités étatiques à assurer le respect des objectifs fixés. Toutefois, les éléments portés sa connaissance ne permettent pas, en l’état, de vérifier ou au contraire d’écarter ces doutes. C’est la raison pour laquelle la Haute Assemblée a demandé au Gouvernement de justifier, dans un délai de trois mois, que les décisions de refus de prendre des mesures complémentaires en matière de lutte contre le dérèglement climatique sont compatibles avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs fixés.

In fine le Conseil d’Etat a accepté comme lui demandait son rapporteur public de « elle vous invite à prendre en compte les engagements pris par la France de réduction des GES tels qu’ils sont, à la fois pour la période passée et pour la période future, et à vérifier la crédibilité de leur atteinte, au regard de ce qui a déjà été fait et des moyens qui sont mis en place pour y parvenir ».

Trois enseignements majeurs nous semblent pouvoir être tirés de cette décision.

Le premier tient à la reconnaissance, par le Conseil d’Etat, du caractère contraignant des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre que l’Etat français s’est fixés. Après avoir énoncé les différentes normes de droit international, européen et national en la matière, la Haute Assemblée s’est focalisée plus particulièrement sur l’objectif législatif d’une réduction de 40% des émissions en 2030 par rapport à 1990 et sur les « budgets carbone » établis de manière quinquennale par le pouvoir réglementaire afin d’atteindre cet objectif. Ainsi, en s’attachant à vérifier si la trajectoire de baisse des émissions de CO2 résultant des budgets carbone était de nature à permettre à la France d’atteindre l’objectif de réduction fixé à l’échéance 2030, le Conseil d’Etat reconnaît que ce but revêt une valeur juridiquement contraignante. En cas d’échec à atteindre cet objectif, la responsabilité administrative de l’Etat est donc susceptible d’être engagée.

Le deuxième enseignement concerne les personnes s’étant vues reconnaître un intérêt à agir dans le cadre de la présente instance. La décision du Conseil d’Etat est en effet très intéressante en ce qu’elle reconnaît l’intérêt à agir d’une collectivité publique et plus particulièrement d’une collectivité locale pour demander l’annulation d’une décision émanant d’autorités étatiques en matière d’action climatique. On notera néanmoins que la reconnaissance de cet intérêt à agir implique que la collectivité fasse la démonstration des préjudices qu’elle risque de subir en raison du dérèglement climatique et d’une action insuffisante pour endiguer ce phénomène.

En l’occurrence, la commune littorale de Grande-Synthe (Nord) a démontré grâce à divers justificatifs qu’elle était très fortement exposée aux risques climatiques et, notamment, à des « risques accrus et élevés d’inondations » et à une « amplification des épisodes de fortes sécheresses avec pour incidence non seulement une diminution et une dégradation de la ressource en eau douce mais aussi des dégâts significatifs sur les espaces bâtis compte tenu des caractéristiques géologiques du sol ». Ainsi, le Conseil d’Etat juge sur la base de cette démonstration que les risques climatiques précités ont une « incidence directe et certaine » sur la situation de la commune et sur les « intérêts propres dont elle a la charge », justifiant donc son intérêt à agir. Cette reconnaissance n’est pas nouvelle en soi s’agissant des risques environnementaux: une collectivité locale étrangère est recevable à agir contre une décision d’une autorité administrative française susceptible de porter atteinte à l’intérêt collectif de ses habitants(CE Sect., 18 avril 1986, requête numéro 53934, Compagnie des mines de potasse d’Alsace, AJDA 1986, p.292). Mais comme le souligne, dans notre espèce, le rapporteur public, le dérèglement climatique expose la commune pour ainsi dire dans « son territoire ».

En revanche, le Conseil d’Etat a décidé de fermer l’accès au prétoire des simples citoyens pour ce type d’action. Ainsi, le Maire de Grande-Synthe qui agissait en son nom propre, ne s’est pas vu reconnaître un intérêt à agir pour mener l’action intentée. Sur ce point, le Conseil d’Etat a considéré de manière lapidaire que la qualité de citoyen du requérant et le fait que ce dernier alléguait résider dans une zone susceptible d’être inondée d’ici 2040 ne constituaient pas des circonstances suffisantes pour établir son intérêt à agir. L’argumentation paraît ici surprenante : si l’exposition d’une commune à des risques d’inondation permet de lui conférer un intérêt à agir, il n’en va curieusement pas de même pour un simple citoyen.

Le troisième intérêt de cette décision est qu’elle traduit une appropriation des enjeux climatiques par le juge. Partout dans le monde, celui-ci est confronté à l’introduction de recours de la part de citoyens, d’associations et de collectivités qui contraignent les autorités étatiques à rendre des comptes sur le respect des objectifs qu’ils ont pu se fixer.

A titre d’illustration, en août 2020, la Cour suprême irlandaise a procédé à l’annulation du plan gouvernemental de lutte contre le dérèglement climatique, jugé insuffisamment détaillé.

Au Royaume-Uni, une juridiction a jugé que le projet d’extension de l’aéroport londonien d’Heathrow était illégal, faute d’avoir pris en compte les engagements climatiques pris par le Gouvernement britannique dans le cadre de l’accord de Paris de 2015.

En France, l’arrêt du Conseil d’Etat intervient avec d’autant plus de fracas que les juridictions s’étaient jusqu’ici montrées timides dans leur traitement des enjeux climatiques. Il est ainsi à souhaiter que cette décision incite les juridictions nationales à davantage prendre en compte l’intérêt général qui s’attache au développement des énergies renouvelables, dans un contexte d’ « urgence écologique et climatique » reconnue d’ailleurs par le législateur dans la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019.

Cette décision avant dire-droit fait déjà couler beaucoup d’encre et se trouve saluée par certains comme étant tout simplement historique.

Mais n’est-ce pas surtout une occasion ratée ?

En effet, si les juges du Palais Royal acceptent de percevoir dans les objectifs de planification fixés par la loi et le décret des engagements juridiques contraignants, ils se refusent en revanche à enjoindre au Président de la République, au Premier ministre et au ministre d’Etat, ministre de la transition écologique et solidaire :

  • d’une part, de prendre toute mesure utile permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter les obligations consenties par la France voire à aller au-delà,
  • d’autre part, de prendre toutes dispositions d’initiatives législative ou réglementaire pour « rendre obligatoire la priorité climatique » et pour interdire toute mesure susceptible d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre, et enfin, de mettre en œuvre des mesures immédiates d’adaptation au changement climatique de la France.

Quitte à édulcorer la singularité de la première branche du moyen, l’arrêt retient que « La requête présentée par la commune de Grande-Synthe et autre tend en partie à l’annulation des décisions implicites de refus nées du silence gardé par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre d’Etat, ministre de la transition écologique et solidaire sur leurs demandes tendant à ce que soient adoptées, donc soumises au Parlement, toutes dispositions législatives afin de « rendre obligatoire la priorité climatique » et interdire toute mesure susceptible d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre ».

Après avoir ainsi requalifié le moyen, le juge administratif n’a plus qu’à décliner son refus classique de contrôler la décision du Premier ministre de déposer ou, au contraire, de refuser de déposer un projet de loi  (CE, 29 novembre 1968, Tallagrand, n°68938 ; CE 26 novembre 2012, Krikorian et autres, n° 350492) : « Cependant, le fait, pour le pouvoir exécutif, de s’abstenir de soumettre un projet de loi au Parlement, touche aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels et échappe, par là-même, à la compétence de la juridiction administrative. Par suite, les conclusions de la requête, en tant qu’elles sont dirigées contre les refus implicites de leurs demandes tendant à ce que soient adoptées des dispositions législatives, doivent être rejetées ».

Ainsi l’arrêt commune de Grande-Synthe esquive-t-il sans doute la question la plus embarrassante pour la Haute Assemblée : celle de l’intégration de l’urgence écologique et climatique au sein de l’intérêt général et d’une hiérarchie des intérêts au sommet de laquelle trônerait l’action contre le dérèglement climatique. Les conclusions du rapporteur public sont d’ailleurs bien peu loquaces sur le sujet : « Vous écarterez le moyen tiré de ce que le refus implicite de prendre toute mesure d’initiative réglementaire tendant à rendre obligatoire la priorité climatique serait entaché d’erreur manifeste d’appréciation car il n’est pas assorti des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien-fondé ». Et ce qui ne transparaît même pas de l’arrêt c’est que pour parvenir à cette conclusion, le rapporteur public a dû s’employer à neutraliser l’invocation des articles 3, 5, 6 de la Charte de l’environnement, une invocation originale[1] de l’article 5 de la constitution de 1958 mais encore l’invocation combinée[2] des articles 2 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales…

Pour le Rapporteur public, cette « autre ligne [des requérants] est moins claire : elle mobilise différents instruments juridiques et des exemples juridictionnels étrangers pour considérer que la France doit en faire plus que ce que sont ses engagements ».

In fine, avec son arrêt « Commune de Grande-Synthe, la Haute Assemblée se garde bien de reconnaître une priorité, au sein de la hiérarchie des normes, à une quelconque « urgence climatique » ; ou même ne serait-ce que d’entrouvrir la porte à une réelle actio popularis permettant de déclencher un contrôle de la prise en compte effective de la priorité écologique.

On ne doit jamais perdre de vue qu’au Conseil d’Etat les plus grands changements se font toujours dans la continuité jurisprudentielle de deux siècles d’histoire constitutionnelle, traversés par la Haute Assemblée malgré les soubresauts des régimes politiques successifs qu’a connu la France.

Le Conseil d’Etat ne fait jamais qu’inscrire la révolution climatique dans sa conception hypermoderne du droit[3]… affaire (du siècle) à suivre.


[1] Selon les requérants le dérèglement climatique impliquant le risque de l’érosion côtière, le président de la République devait en tant que « garant de l’intégrité du territoire » devait en faire une priorité. Mais pour le rapporteur public « cette notion implique une modification de la consistance juridique du territoire, en cas de cession ou d’échange par exemple ».

[2] Ainsi par une décision du 20 décembre 2019, la Cour suprême des Pays-Bas a non seulement confirmé que le réchauffement climatique doit être tenu pour un fait juridique mais elle a jugé que l’Etat batave a un « devoir de protection » des citoyens contre les causes et conséquences du changement climatique, au titre des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Hoge Raad, 20-12-2019 / 19/00135).

[3] J. Chevallier, Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique. Revue du droit public et de la science politique, LGDJ, 1998, pp. 659-714.