DRE : précisions sur son champ d’application

Par Maître Lucas DERMENGHEM, Green Law Avocats

Par un arrêté du 9 juillet dernier la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE 9 juillet 2020 aff C-297/19) a tranché une question préjudicielle permettant de préciser le champ d’application de la directive 2004/35/CE adoptée par le Parlement européen et le Conseil le 21 avril 2004.

Cette directive (dite encore « DRE ») a pour objet de mettre en place un cadre de responsabilité environnementale fondé sur le principe du « pollueur-payeur », en vue de prévenir et de réparer les dommages environnementaux.

Ainsi que l’énonce la directive en son considérant n°2 :

« Il convient de mettre en œuvre la prévention et la réparation des dommages environnementaux en appliquant le principe du «pollueur-payeur» inscrit dans le traité, et conformément au principe du développement durable. Le principe fondamental de la présente directive devrait donc être que l’exploitant dont l’activité a causé un dommage environnemental ou une menace imminente d’un tel dommage soit tenu pour financièrement responsable, afin d’inciter les exploitants à adopter des mesures et à développer des pratiques propres à minimiser les risques de dommages environnementaux, de façon à réduire leur exposition aux risques financiers associés ».

En droit français, la directive a fait l’objet d’une transposition par la loi n°2008-757 du 1er août 2008 et par un décret d’application en date du 23 avril 2009 (plus largement sur le régime de la LRE cf. S. Bécue et D. Deharbe, Assurer le risque environnemental des entreprises, éditions l’Argus, 2019 p. 46 à 68).

Après avoir rappelé les contours de cette réglementation on pourra exposer les précisions apportées au champ d’application de ce régime par la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans son arrêt rendu le 9 juillet 2020.

Rappelons que la CJUE a déjà contribué par ses arrêts à fixer la portée de la DRE, en précisant ses régimes de responsabilité (CJUE , grande ch., 9 mars 2010, aff. C-378/08,  ERG et a. CJUE , grande ch., 9 mars 2010, aff. C-379/08,  ERG et a. ; CJUE , 13 juill. 2016, C-129/16,  Túrkevei Tejtermelo Kft) ou son champ d’application dans le temps.

La Cour a ainsi précisé que la directive s’appliquait aux dommages environnementaux qui se sont produits postérieurement au 30 avril 2007, mais qui ont été causés par l’exploitation d’une installation classée conformément à la réglementation sur l’eau (centrale hydroélectrique) et mise en service avant cette date (< CJUE >, 1er juin 2017, aff. C-529/15,  Folk).

  1. Le régime de la responsabilité environnementale

Le régime de la responsabilité environnementale a pour objet d’instituer un mécanisme de prévention et de réparation de certains dommages causés à l’environnement.

Tout d’abord, précisons que l’esprit de cette réglementation est de prévenir et de réparer le dommage écologique « pur », c’est-à-dire le dommage spécifiquement causé à l’environnement sans qu’il ne soit porté atteinte par ricochet à des intérêts d’ordre privé.

Ainsi la directive 2004/35/CE précise-t-elle que le texte ne s’applique pas aux dommages corporels, aux dommages aux biens privés, ni aux pertes économiques et n’affecte pas les droits résultant de ces catégories de dommages.

C’est la raison pour laquelle l’article L162-2 du code de l’environnement issu de la loi de transposition de la directive dispose qu’une personne victime d’un préjudice résultant d’un dommage environnemental ou d’une menace imminente d’un tel dommage ne peut en demander réparation sur ce fondement.

Ensuite, le législateur communautaire a entendu cibler certaines catégories de dommages causés à l’environnement susceptibles de relever de cette réglementation.

Constituent ainsi des dommages causés à l’environnement :

  • les dommages causés aux espèces et habitats naturels protégés, à savoir tout dommage qui affecte gravement la constitution ou le maintien d’un état de conservation favorable de tels habitats ou espèces; on notera que l’importance des effets de ces dommages s’évalue par rapport à l’état initial, en tenant compte des critères qui figurent à l’annexe I de la directive. Les espèces et habitats protégés sont ceux visées par les directives Oiseaux et Habitats.
  • les dommages affectant les eaux, à savoir tout dommage qui affecte de manière grave et négative l’état écologique, chimique ou quantitatif ou le potentiel écologique des eaux concernées ;
  • les dommages affectant les sols, à savoir toute contamination des sols qui engendre un risque d’incidence négative grave sur la santé humaine du fait de l’introduction directe ou indirecte en surface ou dans le sol de substances, préparations, organismes ou micro-organismes.

Le régime de la responsabilité environnementale opère un tri supplémentaire parmi les dommages relevant de son champ d’application en disposant que la directive s’applique :

  • d’une part aux dommages causés à l’environnement par l’une des activités professionnelles énumérées en son annexe III et à la menace imminente de tels dommages découlant de l’une de ces activités : il convient de préciser que le régime s’applique ici y compris en l’absence de faute ou de négligence de l’exploitant ;
  • d’autre part, aux dommages causés aux espèces et habitats protégés par l’une des activités professionnelles autres que celles énumérées à l’annexe III, et à la menace imminente de tels dommages découlant de l’une de ces activités, lorsque l’exploitant a commis une faute ou une négligence. Pour cette hypothèse, la directive exige ainsi la commission d’une faute.

L’exhaustivité commande également de mentionner succinctement les diverses catégories exonérées du régime de la responsabilité environnementale, tels que les dommages causés à l’environnement par un conflit armé, une guerre civile ou une insurrection, les dommages causés par un phénomène naturel de nature exceptionnelle, inévitable et irrésistible, ou encore les dommages résultant d’activités dont l’unique objet est la protection contre les risques naturels majeurs ou les catastrophes naturelles, etc.

Précisons encore que l’application du régime juridique de la responsabilité demeure conditionnée par un critère de gravité du dommage. La gravité des dommages est appréciée par l’autorité compétente et par le juge sur la base des critères énoncés par le décret n°2009-468 du 23 avril 2009, qui reprend in extenso les critères fixés par l’annexe I de la directive.

En outre, sur le plan temporel, le régime de la responsabilité environnementale ne s’applique pas aux dommages dont le fait générateur est survenu avant le délai de transposition de la directive, soit le 30 avril 2007, ou dont le fait générateur résulte d’une activité ayant définitivement cessé avant le 30 avril 2007 (cf. article L161-5 c.env.). En outre, la loi n°2008-757 du 1er août 2008 ne s’applique pas lorsque plus de trente ans se sont écoulés depuis le fait générateur du dommage (cf. article L161-4 c.env.).

Il s’agit de bien garder à l’esprit qu’en dépit de la terminologie utilisée, le régime de la responsabilité environnementale ne peut aucunement s’apparenter à un régime de responsabilité civile classique. En effet, l’objet de cette réglementation est d’inciter les exploitants à prendre les mesures nécessaires pour prévenir et le cas échéant réparer les dommages causés à l’environnement et d’instituer un cadre juridique permettant aux autorités compétentes des Etats membres de contraindre les exploitants à agir en ce sens ou à prendre elles-mêmes ces mesures.

En ce sens, sous l’angle de ce régime juridique, la marge de manœuvre offerte aux tiers confrontés à des dommages causés à l’environnement consistera notamment à demander à l’autorité administrative compétente d’imposer à l’exploitant de mettre en œuvre les mesures de prévention et de réparation que celui-ci a failli à mettre en oeuvre (cf. article R162-3 c.env.), ou d’en supporter le coût financier. En France, « l’autorité compétente » est, en principe, le préfet du département dans lequel le dommage à l’environnement ou la menace imminente de dommage se produit (cf. article R162-2 c.env.).

Les « tiers » visés par la réglementation sont bien entendu les associations de protection de l’environnement mais également « toute personne directement concernée ou risquant de l’être par un dommage ou une menace imminente de dommage » (cf. article R162-3 c.env.).

La demande d’action auprès de l’autorité administrative compétente doit être accompagnée d’éléments justifiant l’existence du dommage et des « informations et données pertinentes ». Si la demande d’action met en évidence l’existence d’un dommage ou d’une menace imminente d’un dommage, l’autorité recueille les observations de l’exploitant concerné et, le cas échéant, l’invite à mettre en œuvre les mesures de prévention et de réparation approprié. En tout état de cause, l’autorité informe par écrit le tiers de la suite donnée à sa demande d’action en indiquant les motifs de sa décision (cf. article R162-4 c.env.).

Il est intéressant de noter qu’au titre de l’article 13.1 de la directive, le refus d’action de l’autorité compétente peut faire l’objet d’un recours en annulation auprès « d’un tribunal ou de tout autre organisme public indépendant et impartial ». Bien que la directive ne le précise pas explicitement, un refus d’agir pourra être de nature à engager la responsabilité de l’Etat si le juge administratif estime qu’en prenant cette décision, le préfet a commis une faute.

Ces précisions faites, il convient désormais de revenir sur l’arrêt rendu par la CJUE le 9 juillet 2020.

  1. Apports de l’arrêt rendu par la CJUE le 9 juillet 2020

Dans une décision rendue le 9 juillet 2020, la CJUE s’est prononcée sur l’application du régime de la responsabilité environnementale dans l’hypothèse d’une responsabilité pour faute concernant les dommages causés aux espèces et habitats naturels protégés.

Cette responsabilité « pour faute » constitue l’un des deux systèmes de responsabilité institués par la directive 2004/35/CE avec la responsabilité « sans faute », laquelle pèse sur les exploitants de certaines activités jugées dangereuses pour l’environnement listées à l’annexe III de la directive et reprises à l’article R162-1 du code de l’environnement.

Dans cette affaire, la CJUE avait été saisie de deux questions préjudicielles de la part d’une juridiction allemande concernant deux notions figurant dans la directive 2004/35/CE : la « gestion normale » d’un site et l’exercice d’une « activité professionnelle ».

Les faits étaient les suivants : une partie de la péninsule d’Eiderstedt en Allemagne a été classée en « zone de protection » en raison de la présence d’un oiseau aquatique protégé, la guifette noire. Pour être habitée et exploitée à des fins agricoles, la péninsule d’Eiderstedt nécessite un drainage, réalisé au moyen de fossés situés entre les parcelles, lesquels débouchent dans un réseau de canalisations. La charge d’entretien des canalisations en tant que collecteurs d’eau incombe à 17 syndicats, lesquels sont regroupés au sein d’un seul et même syndicat prenant la forme juridique d’une personne morale de droit public. L’une des missions confiées à ce syndicat comprend l’entretien des eaux de surface, ce qui nécessite notamment le recours à une station de pompage.

C’est à l’occasion de l’exploitation de cette station de pompage que des dommages environnementaux ont été causés à la guifette noire.

Afin de déterminer si le dommage causé à la guifette noire pouvait être qualifié de dommage causé à une espèce protégée au sens de la directive 2004/35/CE, la juridiction allemande était tenue de se référer à l’annexe I de la directive, laquelle fixe des critères permettant d’évaluer le caractère significatif ou non de ce type de dommage.

En particulier, cette annexe I dispose que : « Peuvent ne pas être qualifiés de dommages significatifs : […] – les variations négatives dues à des causes naturelles ou résultant des interventions liées à la gestion normale des sites telle que définie dans les cahiers d’habitat, les documents d’objectif ou pratiquée antérieurement par les propriétaires ou exploitants ».

La Cour était ainsi invitée à se prononcer sur la notion de « gestion normale » d’un site. Il s’agissait plus précisément de savoir si la notion de gestion renvoyait également à l’exploitation d’une station de pompage permettant l’irrigation et le drainage des parcelles agricoles et si le caractère « normal » de la gestion devait être uniquement apprécié au regard des cahiers d’habitat et des documents d’objectif du site ou s’il pouvait également l’être sur la base d’autres principes généraux de droit national tels que les bonnes pratiques professionnelles.

La CJUE a répondu à cette question de la manière suivante :

« Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que la notion de « gestion normale des sites telle que définie dans les cahiers d’habitat, les documents d’objectif ou pratiquée antérieurement par les propriétaires ou exploitants », figurant à l’annexe I, troisième alinéa, deuxième tiret, de la directive 2004/35, doit être entendue comme couvrant, d’une part, toute mesure d’administration ou d’organisation susceptible d’avoir une incidence sur les espèces et les habitats naturels protégés se trouvant sur un site, telle qu’elle résulte des documents de gestion adoptés par les États membres sur le fondement des directives « Habitats » et « Oiseaux » et interprétés, au besoin, en référence à toute norme de droit interne transposant ces deux dernières directives ou, à défaut, compatible avec l’esprit et l’objectif de ces directives, et, d’autre part, toute mesure d’administration ou d’organisation considérée comme usuelle, généralement reconnue, établie et pratiquée depuis un laps de temps suffisamment long par les propriétaires ou les exploitants jusqu’à la survenance d’un dommage causé par l’effet de cette mesure aux espèces et aux habitats naturels protégés, l’ensemble de ces mesures devant par ailleurs être compatible avec les objectifs sous-tendant les directives « Habitats » et « Oiseaux » ainsi que, notamment, avec les pratiques agricoles couramment admises » (point n°66 de l’arrêt).

On perçoit les enjeux pour les pratiques agricoles ou forestières de cette lecture préjudicielle de ce qui constitue une gestion normale exonératoire de responsabilité.

Une deuxième question préjudicielle avait été posée par la juridiction de renvoi afin de savoir si la notion d’ « activité professionnelle » visée par la directive couvrait également les activités exercées dans l’intérêt de la collectivité en vertu d’un transfert légal de mission. Pour mémoire, l’article 2 point 7 de la directive 2004/35/CE définit l’activité professionnelle comme « toute activité exercée dans le cadre d’une activité économique, d’une affaire ou d’une entreprise, indépendamment de son caractère privé ou public, lucratif ou non lucratif ».

Et sur la matérialité de la mission en cause et le fait qu’on pourrait être tenté d’écarter les activités d’intérêt général du champ d’application de la directive, la Cour réfute cette thèse en conséidérant :

« Il résulte de ce qui précède que la notion d’« activité professionnelle », visée à l’article 2, point 7, de la directive 2004/35, n’est pas circonscrite aux seules activités qui ont un rapport avec le marché ou qui présentent un caractère concurrentiel, mais englobe l’ensemble des activités exercées dans un cadre professionnel, par opposition à un cadre purement personnel ou domestique, et, partant, les activités exercées dans l’intérêt de la collectivité en vertu d’un transfert légal de mission.

Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question que l’article 2, point 7, de la directive 2004/35 doit être interprété en ce sens que la notion d’« activité professionnelle » qui y est définie vise également les activités exercées dans l’intérêt de la collectivité en vertu d’un transfert légal de mission » (points n°76 et 77 de l’arrêt).

Ainsi au sens de la directive de 2004/35/CE les personnes morales de droit public peuvent être responsables des dommages environnementaux pour des activités menées dans l’intérêt public comme l’exploitation en l’espèce d’une station de pompage pour drainer des surfaces agricoles.