Man jumping off obstacles to the topLa technique des petits pas « est au fond à la jurisprudence ce que l’expérimentation est à la loi » (Guy Canivet, « La politique jurisprudentielle », Mélanges en l’honneur de Jacques Boré, La création du droit jurisprudentiel, Dalloz, 2007, p. 79 à 97).

Prétorien et fruit de l’interprétation des polices administratives, le droit de l’environnement connaît bien cette technique : « Trois pas en avant, trois pas en arrière…» comme dirait la comptine pour enfants sur la fermière qui allait au marché.

Le Conseil d’Etat, grand amateur des petits pas, a utilisé ce moyen pour faire évoluer la responsabilité en matière de gestion des déchets comme nous le confirme cette espèce récente : CE du 24 octobre 2014, n°361231.

En effet, la réglementation en matière de gestion des déchets désigne le producteur des déchets ou leur détenteur mais non le propriétaire des terrains sur lesquels des déchets sont entreposés.

A titre d’exemple, l’article L. 541-2 du code de l’environnement relatif à la responsabilité en matière de gestion des déchets dispose :

 « Tout producteur ou détenteur de déchets est tenu d’en assurer ou d’en faire assurer la gestion, conformément aux dispositions du présent chapitre.

Tout producteur ou détenteur de déchets est responsable de la gestion de ces déchets jusqu’à leur élimination ou valorisation finale, même lorsque le déchet est transféré à des fins de traitement à un tiers.

Tout producteur ou détenteur de déchets s’assure que la personne à qui il les remet est autorisée à les prendre en charge. »

Il ne ressort nullement de cet article que le propriétaire du terrain sur lequel sont entreposés les déchets pourrait voir sa responsabilité recherchée sur son fondement.

Pourtant, la jurisprudence a étendu les dispositions de cet article au propriétaire d’un terrain sur lequel sont entreposés des déchets. Le propriétaire a alors été assimilé au détenteur des déchets. Cela a permis d’allonger la liste des responsables potentiels lors d’une défaillance dans la gestion des déchets et de s’assurer ainsi de la prise en charge financière de leur élimination.

A cet égard, le Conseil d’Etat a posé le principe selon lequel  « le propriétaire du terrain sur lequel ont été entreposés des déchets peut, en l’absence de détenteur connu de ces déchets, être regardé comme leur détenteur au sens de l’article L. 541-2 du code de l’environnement, notamment s’il a fait preuve de négligence à l’égard d’abandons sur son terrain ; » (Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 26 juillet 2011, n° 328651, mentionné dans les tables du recueil Lebon)

Neil Armstrong aurait sans doute affirmé que « C’était un petit pas pour l’Homme mais un grand pas pour la gestion des déchets ».

L’utilisation de l’adverbe « notamment » sous-entendait clairement que la négligence à l’égard d’abandons sur son terrain était une des hypothèses permettant de regarder le propriétaire du terrain sur lequel ont été entreposés des déchets comme leur détenteur mais que d’autres hypothèses pourraient ultérieurement être identifiées.

Le Conseil d’Etat a mis plusieurs années avant d’identifier de telles hypothèses et, après ce premier pas de géant, a préféré y aller à pas de fourmi.

Dans un premier temps, le Conseil d’Etat a attendu que la Cour de cassation se prononce. Celle-ci a adopté une solution de principe presque identique à la sienne mais a fait un petit pas supplémentaire en identifiant une nouvelle hypothèse de responsabilité du propriétaire du terrain sur lequel sont entreposés des déchets : la complaisance. (Peut-être que ce petit pas devrait plutôt s’analyser en un refus de la Cour de cassation de s’aligner mot pour mot sur la jurisprudence du Conseil d’Etat… Je vous laisse le soin de faire votre propre analyse sur cette question. Pour ma part, je préfère considérer qu’il s’agit d’un petit pas).

La Cour de cassation a ainsi estimé :

« qu’en l’absence de tout autre responsable, le propriétaire d’un terrain où des déchets ont été entreposés en est, à ce seul titre, le détenteur au sens des articles L. 541-1 et suivants du code de l’environnement dans leur rédaction applicable, tels qu’éclairés par les dispositions de la directive CEE n° 75-442 du 15 juillet 1975, applicable, à moins qu’il ne démontre être étranger au fait de leur abandon et ne l’avoir pas permis ou facilité par négligence ou complaisance » (Cour de cassation, Chambre civile 3, 11 juillet 2012, n° 11-10.478, Publié au bulletin)

Dans un deuxième temps, après ce petit pas en avant de la Cour de cassation, le Conseil d’Etat a fait un petit pas en arrière pour restreindre la responsabilité du propriétaire ayant fait preuve de négligence à l’égard d’abandons de déchets sur son terrain.

Aux termes de deux décisions du 1er mars 2013, il a affirmé que cette responsabilité du propriétaire du terrain était subsidiaire par rapport à la responsabilité encourue par le producteur ou les autres détenteurs des déchets. Aussi, la responsabilité du propriétaire du déchet ne pouvait être recherchée que s’il apparaissait que tout autre détenteur des déchets était inconnu ou avait disparu.

Il a ainsi considéré que :

« si, en l’absence de tout producteur ou tout autre détenteur connu de déchets, le propriétaire du terrain sur lequel ont été entreposés ces déchets peut être regardé comme leur détenteur au sens de l’article L. 541-2 du code de l’environnement, notamment s’il a fait preuve de négligence à l’égard d’abandons sur son terrain, et être de ce fait assujetti à l’obligation d’éliminer ces déchets, la responsabilité du propriétaire du terrain au titre de la police des déchets ne revêt qu’un caractère subsidiaire par rapport à celle encourue par le producteur ou les autres détenteurs de ces déchets et peut être recherchée s’il apparaît que tout autre détenteur de ces déchets est inconnu ou a disparu » (Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 1er mars 2013, n° 354188, mentionné dans les tables du recueil Lebon ; voir également en ce sens : Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 1er mars 2013, n° 348912).

Cette solution a été confirmée quelques mois plus tard par une autre décision du Conseil d’Etat (Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 25 septembre 2013, n° 358923).

Dans un troisième temps, le Conseil d’Etat a fait un nouveau petit pas en avant : aux termes d’une décision du 24 octobre 2014, il a enfin dégagé une nouvelle hypothèse de responsabilité du propriétaire du terrain sur lequel sont entreposés des déchets.

Il a considéré que :

 « sont responsables des déchets, au sens des dispositions de la loi du 15 juillet 1975, les producteurs ou autres détenteurs connus des déchets ; qu’en leur absence, le propriétaire du terrain sur lequel ils ont été déposés peut être regardé comme leur détenteur, au sens de l’article L. 541-2 du code de l’environnement, et être de ce fait assujetti à l’obligation de les éliminer, notamment s’il a fait preuve de négligence à l’égard d’abandons sur son terrain ou s’il ne pouvait ignorer, à la date à laquelle il est devenu propriétaire de ce terrain, d’une part, l’existence de ces déchets, d’autre part, que la personne y ayant exercé une activité productrice de déchets ne serait pas en mesure de satisfaire à ses obligations ». (Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 24 octobre 2014, n° 361231, mentionné dans les tables du recueil Lebon).

Par suite, en l’absence de producteurs ou autres détenteurs connus des déchets (responsables de premier rang en cas de défaillance dans la chaîne de gestion des déchets), le propriétaire d’un terrain sur lequel des déchets ont été déposés peut voir sa responsabilité recherchée (à titre subsidiaire) notamment dans deux hypothèses :

  • s’il a fait preuve de négligence à l’égard d’abandons sur son terrain ;
  • ou s’il ne pouvait ignorer à la date à laquelle il est devenu propriétaire du terrain :

o   que des déchets existaient sur son terrain (première condition) ;

o   et que la personne y ayant exercé une activité productrice de déchets n’était pas en mesure de satisfaire à ses obligations (seconde condition).

Notons à cet égard que cette seconde condition semble viser uniquement le producteur des déchets et non un éventuel détenteur intermédiaire des déchets.

Notons également que, par l’expression « personne ayant une activité productrice de déchets », le Conseil d’Etat semble surtout (mais pas exclusivement !) vouloir viser des exploitants d’ICPE ayant cessé leur exploitation. A cet égard, il convient de préciser que la décision du Conseil d’Etat ne sanctionne pas le non respect des obligations incombant aux anciens exploitants au titre de la législation sur les installations classées mais celles pesant sur eux au titre de la police des déchets.

Toutefois, ce nouveau pas en avant semble hésitant :

  • D’une part, pour être retenue, la nouvelle hypothèse dégagée par le Conseil d’Etat est subordonnée à la réalisation de deux conditions cumulatives.

  • D’autre part, l’adverbe « notamment » a été maintenu dans la formulation du Conseil d’Etat, ce qui signifie qu’une autre hypothèse de responsabilité du propriétaire de terrain sur lequel des déchets sont entreposés pourrait, à terme, être reconnue.

Bien que la hiérarchie des responsables en matière de gestion des déchets s’affine pas à pas, de nouveaux pas en avant (ou en arrière) paraissent encore pouvoir être faits en ce qui concerne la responsabilité du propriétaire d’un terrain sur lequel sont entreposés des déchets. Mais, pour l’instant, le Conseil d’Etat préfère avancer à pas de loup.

D’ailleurs, à élargir le champ de l’analyse au droit des installations classées, on sera encore tenté de soutenir que la Haute juridiction réalise ici tout autant un bon en avant qu’un bon en arrière.

Certes, les arrêtés préfectoraux querellés et prescrivant des mesures de remise en état au propriétaire, lié a l’exploitant par un contrat de crédit-bail, étaient «  pris sur le fondement de la législation relative aux installations classées pour la protection de l’environnement » ; ainsi le fait que la pollution soit issue d’une installation classée n’est pas un obstacle à la mise en cause du propriétaire sur le terrain de la loi déchet, celle-ci primant matériellement sur celle-là. Pour ainsi dire la police des installations classées cède le pas à celle des déchets avec la disparition du dernier exploitant.

Mais attention on ne saurait perdre de vue une limite essentielle à l’application de la loi déchet aux sites et sols pollués : elle ne vaut plus, depuis le 18 décembre 2010, pour les terres polluées non excavées qui sont écartées du champ d’application de la loi déchet (Article L541-4-1 créé par l’article 4 de l’ordonnance n°2010-1579 du 17 décembre 2010), ceci  par transposition du droit de la nouvelle Directive cadre sur les déchets communautaire (art. 2.1.b. directive n° 2008/98/CE du 19/11/08 relative aux déchets et abrogeant certaines directives). Bien évidemment les faits de notre espèce sont bien antérieurs à cette date.

Et on perçoit ici tout l’enjeu de l’entrée en vigueur du décret d’application de la loi ALUR : cette réelle police des sites et sols pollués établit pour sa part une responsabilité de second rang du « propriétaire de l’assise foncière des sols pollués par une activité classée » (cf. art. L556-3.I.2° modifié par la loi n°2014-366 du 24 mars 2014 – art. 173) … au pouvoir réglementaire de sauter le pas !

Me Marie-Coline GIORNO

Green Law Avocat