Le Conseil d’Etat suspend le zoom par drone des individus

Par Maître David DEHARBE (green Law Avocats)

Chaque saut technologique voit l’Etat rarement résister à la tentation de détourner ces nouveaux moyens pour les mettre au service du contrôle social. De l’invention du fusil, de la poste, du moteur à explosion  au panoptique de Bentham, en passant par le téléphone ou le web, il ne faut jamais perdre de vue que le danger pour le citoyen n’est pas son congénère mais celui qui exerce le pouvoir et l’Etat le concentre de façon monopolistique.

La période de crise sanitaire que nous traversons illustre avec l’application « stop covid » mais aussi avec la surveillance par drone le risque en question…

Saisi de ce dernier sujet, le Conseil d’Etat vient justement d’endosser ses plus beaux habits de gardien des libertés publiques.

Par une ordonnance en date du 18 mai 2020, le juge des référés du palais Royal  (CE, 18 mai 2020, n° 440442, 440445) ordonne à l’État de cesser immédiatement les mesures de surveillance par drone du respect à Paris des règles sanitaires applicables à la période de déconfinement.

En dépit des limites inhérentes à la nature du contentieux en référé-liberté, cette décision rappelle un principe désormais plus que bicentenaire : peu importe le contexte, le respect des libertés individuelles doit demeurer le principe et leur atteinte l’exception. Partant, la Haute-Juridiction adresse une réminiscence bienvenue à l’État : nul n’est au-dessus du cadre légal, et le juge entend bien y veiller en dépit de l’exceptionnel.

A l’origine ce cette affaire, une saisine du juge des référés du tribunal administratif de Paris par l’association « La Quadrature du Net » et la Ligue des droits de l’homme sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA, tendant à ce qu’il soit enjoint au Préfet de police de cesser la capture, l’enregistrement, la transmission ou l’exploitation d’images par drone aux fins de faire respecter les mesures de confinement en vigueur à Paris pendant la période d’état d’urgence sanitaire, ainsi que de détruire toute image déjà capturée par ce dispositif.

Pour cause, depuis le 18 mars 2020, un drone d’une flotte de quinze appareils que comptait la préfecture de police avait été utilisé quotidiennement pour réaliser une surveillance du respect des mesures de confinement. La préfecture continuait d’ailleurs de recourir à cette surveillance dans le cadre du plan de déconfinement mis en œuvre depuis le 11 mai dernier.

Le juge de premier ressort a rejeté ces demandes par une ordonnance du 5 mai 2020 (n° 2006861), au motif qu’une des trois conditions subordonnant le succès d’un référé-liberté n’était pas remplie, à savoir qu’aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées n’était à relever.

Sur le fondement des dispositions de l’article L. 523-1 du CJA, les requérants ont alors interjeté appel devant le Conseil d’État de cette décision.

Dans son ordonnance du 18 mai 2020, le juge des référés procède méthodiquement et consciencieusement, semblant dépasser à bien des égards son rôle communément admis de juge de l’urgence et de l’évidence.

Tout d’abord, le Conseil d’État dresse un état des lieux de l’ensemble des mesures attentatoires aux libertés prises dans le cadre de la lutte contre le COVID-19 : fermeture des ERP, interdiction des rassemblements, fermeture des établissements scolaires, interdictions de déplacement, etc.

La Haute-Juridiction procède ensuite à un rappel de l’office du juge en matière de référé-liberté. A cet égard, le point 4 de la décision se veut très solennel et prend des allures de véritable rappel à l’ordre :

« Dans l’actuelle période d’état d’urgence sanitaire, il appartient aux différentes autorités compétentes de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent. »

Cette énonciation appelle trois remarques :

L’ordonnance commentée réaffirme la dialectique exposée ci-avant : le respect des libertés constitue le principe, et ses atteintes demeurent l’exception et seront contrôlées peu importe le caractère exceptionnel ou non des circonstances. Autrement dit, l’État de Droit survit à l’exceptionnel.

L’étendue du contrôle annoncé correspond à l’office classique du juge en matière de mesures de police attentatoires aux libertés, à savoir un contrôle de la proportionnalité des restrictions par rapport à l’objectif poursuivi, en l’espèce la sauvegarde de la santé publique.

Initié par le célèbre arrêt Benjamin (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n° 17413 ; 17520), il s’agit d’un triple contrôle de proportionnalité, portant sur les caractères nécessaire, adapté, et proportionné de la mesure attentatoire aux libertés.

Ensuite, le Conseil d’État procède à l’examen des trois conditions auxquelles l’intervention du juge est assujettie en matière de référé-liberté :

(1) Une liberté fondamentale : En l’espèce, la décision procède à une forme d’ordonnancement des libertés invoquées, et énonce que « le droit au respect de la vie privée qui comprend le droit à la protection des données personnelles et la liberté d’aller et venir constituent des libertés fondamentales » au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du CJA.

Notons que la qualification du droit au respect de la vie privée comme liberté fondamentale n’est pas nouvelle (CE, 25 juillet 2003, Ministre de la jeunesse, n° 258677), tout comme celle de la liberté d’aller et venir (CE, 26 Août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, n° 402742).

(2) Une urgence : Parfois présumée, mais le plus souvent appréciée au stade de la condition relative à l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le Conseil d’État rejoint ce mode d’analyse, considérant qu’il résulte de l’espèce une situation d’urgence à la fois du fait du nombre de personnes susceptibles de faire l’objet de ces mesures de surveillance, mais également de leur effet, leur fréquence, ainsi que de leur caractère répété.

(3) Une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale : C’est précisément à ce stade qu’est mis en œuvre le contrôle de proportionnalité annoncé, sachant que, comme le rappelle la décision commentée, cette appréciation tient compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises (voir par exemple CE, 28 juillet 2017, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 410677).

A cet égard, la Haute-Juridiction admet le caractère nécessaire et adapté de la mesure de surveillance (points 13 et 14 de l’ordonnance).

Concernant la proportion de la mesure, le Conseil d’État considère que ce dispositif de surveillance constitue un traitement de données à caractère personnel relevant du champ d’application de la directive n° 2016/680 du 27 avril 2016 car :

(1) Ces drones sont dotés d’un zoom optique et peuvent voler en-deçà de 80m de hauteur, distance minimale fixée par une simple note du 14 mai 2020 fixant une doctrine d’emploi. Or, aucun dispositif technique ne permet d’assurer que les données collectées ne seront pas utilisées à des fins identifiantes plutôt qu’à la simple localisation de rassemblements publics.

Par conséquent, tenant compte des caractéristiques de ces drones, les données susceptibles d’être collectées sont regardées par le juge des référés comme revêtant un caractère personnel puisque susceptibles de conduire à l’identification des personnes filmées en l’absence de tout garde-fou technique.

(2) La collecte de données via la captation d’images par drone, leur transmission dans certains cas à un centre de commandement de la préfecture de police pour un visionnage en temps réel, ainsi que leur utilisation pour réaliser des missions de police administrative constitue un « traitement » au sens de l’article 3 de la directive du 27 avril 2016.

Le Conseil d’État en déduit dès lors logiquement que ce dispositif devait respecter le cadre de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, dont l’article 31 impose qu’un tel traitement soit autorisé par arrêté du ou des ministres compétents ou par décret, selon les cas, pris après avis motivé et publié de la CNIL.

La décision commentée estime alors que compte tenu des risques d’un usage contraire de ce dispositif aux règles de protection des données personnelles, le non-respect par l’État de ces dispositions légales ainsi que l’absence de garanties assurant l’impossibilité d’identifier les personnes filmées caractérisent une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée.

Ce faisant, le juge des référés enjoint à l’État de cesser de procéder aux mesures de surveillance par drone du respect, à Paris, des règles de sécurité sanitaire applicables à la période de déconfinement.

Toutefois, précisons immédiatement qu’il ne faut pas exagérer ni se méprendre sur la portée réelle de la décision commentée, pour cause :

D’une part, le référé-liberté demeure une procédure d’urgence ne permettant pas un examen approfondi de l’affaire.

D’autre part, il résulte nettement de l’ordonnance que le contentieux « réel » relatif à cette affaire ne s’en trouve que simplement retardé. En effet, comme le précise le Conseil d’État, la décision commentée n’interdit en aucune façon ce procédé de surveillance, puisque le juge ne se borne qu’à énoncer que pour envisager sa mise en œuvre :

– Soit un texte règlementaire (arrêté ministériel ou décret) doit intervenir après avis de la CNIL,

– Soit ces drones doivent être dotés de dispositifs techniques de nature à assurer que l’identification des personnes filmées est impossible.

Par ailleurs, faits troublants, cette unité aérienne de surveillance était à l’œuvre depuis le 18 mars 2020, et son existence n’a été communiquée à la presse que le 25 avril dernier, révélant une énième fois la rigueur et la transparence si sélective, à deux vitesses, du gouvernement durant la gestion de cette crise.

Autrement dit, pour parler plus familièrement, l’ordonnance ne siffle que la fin de l’échauffement à la suite d’une faute grossière de l’État, et rappelle aux hautes instances que nul n’est exempté du respect du cadre légal.

Ce n’est donc qu’au moment de la publication d’un arrêté ministériel ou d’un décret que le véritable match contentieux commencera, d’ici-là, la vigilance reste de mise.

Et on peut là être à nouveau inquiet : on sait que le Conseil constitutionnel pour sa part n’a pas fait grand-chose contre la légalisation de la vidéo-surveillance dès lors que la menaces à l’ordre public ont été convoquées in abstracto s’agissant de zones prétendument sensibles.