High Voltage Power PolePar une récente décision (TC, 17 juin 2013, n°3911) rendue dans une affaire opposant ERDF à un particulier, le Tribunal des conflits a précisé la délimitation entre la notion de voie de fait et celle d’emprise irrégulière.

Les faits de l’espèce sont relativement simples : un particulier avait acquis en 1990 une parcelle sur laquelle EDF avait en 1983 implanté un poteau destiné à supporter une ligne électrique basse tension.  En 2008, ce même particulier a demandé à ERDF (venant aux droits d’EDF) de déplacer ledit poteau afin de pouvoir aménager son terrain. Compte-tenu du fait que lors de l’implantation du poteau litigieux, EDF n’avait ni respecté la procédure prévue en matière de déclaration d’utilité publique (décret n°70-492 du 11 juin 1970), ni recueilli l’accord du propriétaire de la parcelle, le requérant invoquait l’existence d’une voie de fait pour demander la suppression de l’ouvrage public devant le juge judiciaire.

Tant le TGI que la Cour d’appel ont toutefois décliné leur compétence, en considérant que l’ancienneté de la construction et la passivité des propriétaires successifs faisaient obstacle à l’application de théorie de la voie de fait. Saisie du pourvoi formé par le propriétaire, la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant le Tribunal des conflits.

Après avoir rappelé les critères classiques de la voie de fait (TC, 8 avril 1935, Action française, rec. 1226 ; TC, 23 octobre 2000, Boussadar, n°3227), à savoir une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale par une action manifestement illégale de l’administration, la Haute Juridiction rappelle que cette théorie ne trouve à s’appliquer que dans deux cas de figures. L’autorité administrative doit en effet:

  • avoir procédé à l’exécution forcée d’une décision dans des conditions irrégulières
  • ou avoir pris une décision qui n’est pas susceptible d’être rattachée à un pouvoir lui appartenant.

 

En l’espèce, il était constant qu’EDF avait à l’époque implanté le poteau de manière irrégulière, et qu’il s’agissait donc d’un acte administratif ne procédant d’aucun droit ni titre. Mais le Tribunal des conflits considère que le poteau litigieux étant un ouvrage public (car directement affecté au service public de distribution d’électricité), la décision d’EDF est nécessairement rattachable à un pouvoir de l’administration. Il en déduit donc que la voie de fait ne peut être retenue, et que le juge administratif est dès lors compétent.

 « Considérant qu’il n’y a voie de fait de la part de l’administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ; que l’implantation, même sans titre, d’un ouvrage public sur le terrain d’une personne privée ne procède pas d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l’administration ;

 Considérant qu’un poteau électrique, qui est directement affecté au service public de la distribution d’électricité dont la société ERDF est chargée, a le caractère d’un ouvrage public ; que des conclusions tendant à ce que soit ordonné le déplacement ou la suppression d’un tel ouvrage relèvent par nature de la compétence du juge administratif, sans qu’y fassent obstacle les dispositions de l’article 12 de la loi du 15 juin 1906 sur les distributions d’énergie ; que l’implantation, même sans titre, d’un tel ouvrage public de distribution d’électricité, qui, ainsi qu’il a été dit, ne procède pas d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose la société chargée du service public, n’aboutit pas, en outre, à l’extinction d’un droit de propriété ; que, dès lors, elle ne saurait être qualifiée de voie de fait ; qu’il suit de là que les conclusions tendant à ce que soit ordonné le déplacement du poteau électrique irrégulièrement implanté sur le terrain de M. B…relèvent de la juridiction administrative ; »

Ce faisant, le Tribunal des conflits restreint le champ d’application de la théorie de la voie de fait, puisqu’il affirme que l’érection d’un ouvrage public est présumée rattachée à l’action de l’autorité administrative dans le cadre de ses pouvoirs.

Or il est intéressant de constater que dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement portait une appréciation plus nuancée sur le litige, et proposait une autre solution : en effet, ce dernier estimait qu’il ressortait de la jurisprudence antérieure (TC, 13 décembre 2010, n°3767 ; TC, 21 juin 2010, n°3751 ; Cass., 1ère civ., 20 décembre 2012, n°11-26.014 ; Cass, 1ère civ., 8 mars 2012, n°11-10.378 ; CE, statuant en référé, 23 janvier 2013, n°365262) que « l’implantation d’un ouvrage public sur un terrain privé, sans aucun droit ni titre ni accord préalable du propriétaire, procède d’un acte constitutif d’une voie de fait comme étant manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l’autorité administrative. ». Et il était notamment proposé à la Haute Juridiction de ne pas revenir sur « cette unanimité apparente », et de juger qu’un acte de l’autorité administrative ne procédant d’aucun droit ni titre ne pouvait être considéré comme susceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration.

Pourtant, le commissaire du gouvernement rejetait quand même l’application de la théorie de la voie de fait, et concluait également à la compétence du juge administratif. Ainsi, comme cela était proposé aux juges par ERDF, et comme cela avait été jugé tant en première instance qu’en appel, il concluait que l’inaction prolongée du propriétaire faisait perdre sa gravité à l’atteinte portée par l’administration à la propriété privée « au point de ne plus répondre aux critères de la voie de fait ».

Cette interprétation se fondait sur de récentes jurisprudences de la Cour de cassation (notamment Cass., 3e civ, 19 décembre 2012, 11-21.616 P), pour qui l’acceptation tacite de l’ouvrage public par le propriétaire (qui se déduit du temps écoulé depuis la prise de connaissance des faits, mais aussi de la situation et de la visibilité de l’ouvrage public) est de nature à faire obstacle à l’application de la voie de fait.

Quoiqu’il en soit, il résulte de cette décision que l’implantation irrégulière d’un ouvrage public ne s’analyse pas comme une voie de fait, mais comme une emprise irrégulière, justifiant la compétence du juge administratif pour ordonner le déplacement du poteau litigieux.

 

Lou Deldique

Green Law Avocat

Elève-avocat