Communauté - Mains en l'air - Vote à main levéePar un arrêt du 7 novembre 2013 (affaire C-72/12), rendu à l’occasion d’une question préjudicielle du Bundesverwaltungsgericht d’Allemagne, la CJUE précise la portée de l’article 10 bis de la directive 85/337/CEE du 27 juin 1985 prévoyant la participation du public lors de l’élaboration de certains plans et programmes relatifs à l’environnement, dite « Directive EIE ».

Cette décision complète donc la jurisprudence Trianel (CJUE, 12 mai 2011, aff. C-115/09), qui concernait l’accès des organisations non gouvernementales de défense de l’environnement aux juridictions d’un État membre dans le cadre du même article, et consacrait une acception large de l’intérêt à agir.

L’article 10 bis, issu de la directive 2003/35/CE du 26 mai 2003, dispose :

«Les États membres veillent, conformément à leur législation nationale pertinente, à ce que les membres du public concerné:

a)      ayant un intérêt suffisant pour agir, ou sinon

b)      faisant valoir une atteinte à un droit, lorsque le droit administratif procédural d’un État membre impose une telle condition,

puissent former un recours devant une instance juridictionnelle ou un autre organe indépendant et impartial établi par la loi pour contester la légalité, quant au fond ou à la procédure, des décisions, des actes ou omissions relevant des dispositions de la présente directive relatives à la participation du public.

Les États membres déterminent à quel stade les décisions, actes ou omissions peuvent être contestés.

Les États membres déterminent ce qui constitue un intérêt suffisant pour agir ou une atteinte à un droit, en conformité avec l’objectif visant à donner au public concerné un large accès à la justice. […]

Le présent article n’exclut pas la possibilité d’un recours préalable devant une autorité administrative et n’affecte en rien l’obligation d’épuiser toutes les voies de recours administratif avant d’engager des procédures de recours juridictionnel dès lors que la législation nationale prévoit une telle obligation. […]»

On notera que cet article a aujourd’hui été remplacé par l’article 11 de la directive 2011/92/UE : les dispositions restent toutefois les mêmes, et la décision commentée garde donc toute sa pertinence.

En l’espèce, l’autorité régionale du Land de Rheinland-Pfalz avait approuvé un plan en matière de droit de l’eau en vue de la construction d’un ouvrage de rétention des crues. Des propriétaires ou exploitants des terrains situés dans l’emprise de l’ouvrage en cause ont contesté cette décision : les requérants faisaient notamment valoir que l’évaluation environnementale ayant précédé la décision avait été réalisée de manière irrégulière.

Etant apparu en cours de procédure que certaines dispositions du droit allemand faisaient obstacle à l’invocation d’un tel moyen, le Bundesverwaltungsgericht a posé trois questions préjudicielles à  la CJUE.

  • 1. La première portait sur l’application ratione temporis de l’article 10 bis : la question se posait ainsi de savoir si cette disposition pouvait s’appliquer à des procédures d’autorisation engagées avant la date limite de transposition de la directive mais n’ayant abouti à la délivrance de l’autorisation qu’après cette date.

La  Cour fait le choix d’une large  application ratione temporis:

«  Il […] y a lieu de répondre à la première question que, en prévoyant qu’elle devait être transposée au plus tard le 25 juin 2005, la directive 2003/35, qui a ajouté l’article 10 bis à la directive 85/337, doit être interprétée en ce sens que les dispositions de droit interne adoptées aux fins de la transposition de cet article devraient également s’appliquer aux procédures administratives d’autorisation engagées avant le 25 juin 2005 dès lors qu’elles ont abouti à la délivrance d’une autorisation après cette date. »

Ce choix s’explique par la volonté de ne pas priver la directive de son effet utile. L’Avocat  général M. Pedro Cruz Villalon avait d’ailleurs considéré que les principes de sécurité juridique et de confiance légitime ne faisaient pas obstacle à une telle interprétation :

« Une interprétation de l’article 10 bis de la directive EIE qui prend en compte les principes de sécurité juridique (principe de non-rétroactivité) ainsi que de protection de la confiance légitime et qui préserve l’effet utile de cette directive mène à la conclusion que cette disposition doit être appliquée à des procédures d’autorisation administrative qui ont été engagées avant l’expiration du délai de transposition de la directive 2003/35, mais qui n’étaient pas encore closes par une décision définitive à cette date.

L’intérêt lié à une transposition efficace et en temps utile de la directive plaide en faveur de l’application de l’article 10 bis de la directive EIE à l’expiration du délai de transposition. Même si l’on voit – comme la République fédérale d’Allemagne et l’Irlande – un faible élément de rétroactivité dans le fait de rendre de nouvelles possibilités de recours applicables à des procédures qui sont en cours au moment où celles-ci sont créées, cette application ne se heurte pas, dans de tels cas, aux principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime. Ce sont ces principes qui doivent guider l’interprétation de la directive en ce qui concerne son applicabilité ratione temporis, et non la distinction entre les règles de procédure et les règles de fond, qui présente peu d’utilité en l’espèce. »

  •  2. La Cour était également interrogée sur l’étendue exacte de l’article 10 bis. Ainsi, par sa deuxième question, le Bundesverwaltungsgericht souhaitait savoir si cette disposition obligeait les Etats membres à étendre l’applicabilité des règles de droit interne la transposant à l’hypothèse d’une évaluation environnementale qui a été réalisée, mais qui est irrégulière : les garanties prévues par l’article 10 bis  peuvent-elles donc être mises en œuvre si la contestation n’a pas trait à l’inexistence de l’évaluation environnementale, mais à son irrégularité ?

 Là encore, la Cour répond de manière affirmative :

« Il y a lieu de répondre à la deuxième question que l’article 10 bis de la directive 85/337 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que les États membres limitent l’applicabilité des dispositions de transposition de cet article au cas où la légalité d’une décision est contestée à raison de ce que l’évaluation environnementale a été omise, sans l’étendre à celui où une telle évaluation a été réalisée mais est irrégulière. »

Les moyens ayant trait à la procédure d’évaluation environnementale introduits dans le cadre d’un litige relatif à la légalité d’une décision doivent donc être accueillis. L’Avocat général avait ainsi conclu :

« D’emblée, on notera que le libellé de l’article 10 bis de la directive EIE ne laisse pas planer d’ambiguïté sur l’étendue du contrôle qui doit pouvoir être opéré grâce au nouveau droit de recours. Selon les termes de cette disposition, les États membres veillent à ce que les membres du public concerné qui remplissent l’une ou l’autre des deux conditions prévues dans cet article «puissent former un recours devant une instance juridictionnelle […] pour contester la légalité, quant au fond ou à la procédure, des décisions […] relevant des dispositions de la présente directive relatives à la participation du public ».

 […]  Il est incompatible avec ces exigences que de limiter le droit de recours en vue de la contestation d’une procédure administrative d’autorisation nécessitant la réalisation préalable d’une EIE à l’hypothèse de l’omission «pure et simple» de ladite EIE. On ne saurait exclure en principe la possibilité de contester l’irrégularité de l’EIE. »

  • 3. Enfin, la troisième question donne  à la Cour l’occasion de se prononcer sur les possibilités de limiter l’intérêt à agir des requérants. En effet, il résulte de la jurisprudence allemande que le demandeur, pour établir l’atteinte à un droit au sens de l’article 10 bis et voir sa requête déclarée recevable, doit justifier que « le vice de procédure dont il se prévaut soit tel qu’il est envisageable, au regard des circonstances de l’espèce, que la décision contestée aurait été différente si ce vice n’avait pas existé et qu’une position juridique matérielle s’en trouve affectée ».

La Cour rappelle que s’agissant des conditions de recevabilité, la directive retient deux hypothèses : le requérant doit ainsi démontrer un «intérêt suffisant pour agir», ou faire valoir une «atteinte à un droit», notion qu’il appartient aux Etats membres de déterminer, en conformité avec l’objectif visant à donner au public concerné un large accès à la justice.

Selon les juges de Luxembourg, « C’est donc au regard de cet objectif que doit être considérée la conformité au droit de l’Union des critères invoqués par la juridiction de renvoi et qui permettent de déterminer, selon le droit national en cause, l’atteinte à un droit exigée à titre de condition de recevabilité des recours », ce dont il résulte que « le public concerné doit donc pouvoir, par principe, invoquer tout vice de procédure à l’appui d’un recours en contestation de la légalité des décisions visées par ladite directive. »

La Cour admet cependant qu’un vice de procédure n’emportant pas de conséquences de nature à affecter le sens de la décision contestée « ne peut être regardé comme lésant dans ses droits celui qui l’invoque. » Elle en déduit que la directive EIE ne fait pas obstacle à ce que la requête d’un requérant invoquant un tel vice soit jugée irrecevable :

« Dans ces conditions, il pourrait être admis que le droit national ne reconnaisse pas l’atteinte à un droit au sens de l’article 10 bis, sous b), de ladite directive s’il est établi qu’il est envisageable, selon les circonstances de l’espèce, que la décision contestée n’aurait pas été différente sans le vice de procédure invoqué. »

S’il traite essentiellement de la compatibilité du droit allemand avec la directive EIE, cet arrêt précise surtout que les dispositions de cette dernière doivent être interprétées de manière à ouvrir un large droit de recours (ratione temporis et materiae) au public concerné. Il ne fait dès lors nul doute que ces enseignements pourront être invoqués à l’occasion de recours introduits devant le juge administratif français.

Lou Deldique

Green Law Avocat