ConferenceDans un arrêt du 5 juin 2014 (CAA Marseille, 05 juin 2014, n°12MA00631, consultable ici), la Cour Administrative d’appel de Marseille précise les modalités de réparation des dommages créés par les ouvrages publics sur les biens des tiers.

Des particuliers demandaient au département des Alpes-Maritimes de réaliser des travaux sur la route départementale jouxtant leur maison, laquelle faisait l’objet d’inondations régulières en raison de la configuration même de cette route (un ouvrage hydraulique accessoire de la voie déversait les eaux de ruissellement sur leur propriété). Le tribunal administratif de Nice avait fait droit à leur demande et enjoint à l’administration de procéder aux travaux nécessaires.

Précisons que dans cette affaire, un expert hydrogéologue avait rendu un rapport dont il ressortait que pour mettre fin aux désordres affectant la propriété des requérants, la création d’un réseau pluvial était nécessaire. Le montant des travaux avait ainsi été chiffré à plus de 600 000 euros.

La Cour administrative, si elle reconnait d’emblée le lien de causalité entre l’ouvrage et le dommage des requérants, ne considère toutefois pas que ces derniers ont un droit acquis à la réalisation des travaux, et procède à une mise en balance des intérêts publics et privés en cause :

 « Considérant qu’une autorité saisie d’une demande tendant à ce que l’administration procède à des travaux ayant vocation à prévenir ou faire cesser des dommages de travaux publics doit prendre en considération, d’une part, les inconvénients que la situation existante entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, d’autre part, les conséquences de la réalisation des travaux pour l’intérêt général dont elle a la charge, compte tenu, notamment, de leur coût et apprécier, en rapprochant ces éléments, si la réalisation des travaux n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général ; qu’il appartient au juge saisi de la contestation du refus opposé à une telle demande d’apprécier si ce refus n’est pas, à l’aune de ces critères, entaché d’une erreur manifeste d’appréciation ; »

 

On notera que ce bilan des intérêts s’inspire directement de la jurisprudence applicable en matière de déplacement ou de démolition d’un ouvrage public irrégulièrement implanté (CE, 14 oct. 2011, n°320371 ; CE, 9 décembre 2011, n°333756 ; CAA Marseille, 17 juin 2013, n°11MA00384 ; TA Dijon, 28 novembre 2013, n°1202635 ;TA Montpellier, 3 décembre 2010, n°0902773).

En l’espèce, la cour estime que le coût de la création d’un réseau pluvial constitue pour la collectivité un inconvénient excédant les avantages qu’en tireraient les requérants. La juridiction retient notamment que le dommage de ces derniers est estimé à moins de 10% de la somme nécessaire à la réalisation des travaux, et que la valeur de leur propriété y est également inférieure :

« Considérant, d’une part, qu’il résulte de l’instruction que la propriété de M. et Mme D… est, du fait de la présence, depuis plus d’un siècle, d’un dalot qui déverse les eaux de ruissellement en provenance de la voie désormais départementale sur leur propriété, structurellement exposée, en cas de fortes pluies, à des inondations récurrentes ; que la réparation des préjudices matériels et de jouissance en résultant a été évaluée, pour une période d’une dizaine d’années, à la somme de 41 748 euros ; qu’il n’est pas contesté que la valeur de la propriété n’excède pas la somme de 360 000 euros ; qu’il résulte également de l’instruction qu’en l’absence de dispositif plus adapté, une partie des eaux de ruissellement qui se déverse sur la parcelle de M. et Mme D…est rejetée, en cas de fort épisode pluvieux, dans le canal de la Siagne lequel a vocation à alimenter en eau potable une partie de l’ouest du département ;

Considérant, d’autre part, que la mise en œuvre des travaux préconisés par l’expert B…, si elle aurait pour conséquence de mettre fin aux désordres qui affectent la propriété que possède M. et Mme D…, implique la création d’un bassin écrêteur de 240 mètres cubes en limite amont du terrain, la pose, en partie sous des propriétés privées, de 578 mètres linéaires de canalisations d’un diamètre d’un mètre en vue de l’évacuation des eaux pluviales à la sortie du bassin et de leur rejet sécurisé dans le vallon des planestaux ainsi que la création des servitudes afférentes à la réalisation de ces ouvrages ; que le coût de ces travaux a été chiffré par l’expert à la somme de 551 700 euros hors taxe, soit 659 833 euros TTC ; que la réalisation de ces ouvrages permettrait à travers la réalisation d’un réseau d’évacuation d’eaux pluviales, de mettre fin aux rejets qui se produisent dans des proportions et selon une fréquence indéterminés, lors de fortes pluies, dans le canal de la Siagne en provenance de la parcelle des époux D… ;

Considérant qu’au vu de l’ensemble de ces éléments, des inconvénients de la situation existante pour les divers intérêts publics ou privés en présence et des conséquences de la réalisation des travaux pour l’intérêt général dont il a la charge, le président du conseil général des Alpes-Maritimes a pu, sans apprécier de façon manifestement erronée les faits de l’espèce, refuser implicitement de faire exécuter les travaux dont la réalisation lui était demandée par M. et Mme D… ; »

Bien que l’on comprenne le raisonnement juridique de la Cour, et la volonté du juge administratif de préserver les deniers publics, cette décision peut paraître choquante à certains égards.

Car la seule option des requérants déboutés, qui n’ont a priori pas à supporter seuls le coût des réparations de leur propriété régulièrement inondée, est désormais de saisir le département puis le juge d’une nouvelle demande indemnitaire visant à la prise en charge desdites réparations. Cela implique une nouvelle procédure, qu’on imagine longue et coûteuse, mais aussi l’impossibilité de quitter leur maison, qu’on imagine difficilement vendable… Sans compter que le caractère répétitif des inondations les obligera certainement à répéter leur démarche à plusieurs reprises.

Enfin, la froide mise en balance des intérêts financiers par le juge a quelque chose d’assez dérangeant. En effet, outre le fait que les difficultés concrètes des requérants, exposés à un trouble certain dans leurs conditions d’existence, et contraints de multiplier les actions judiciaires pour se voir indemniser d’un dommage causé par la défaillance de l’Etat, sont passées sous silence, on ne peut se défaire de la désagréable impression que le droit à réparation des particuliers s’évalue à l’aune de leur fortune. Car à suivre le raisonnement de la cour, si la maison des époux D. avait valu plus de 659 833 euros (le montant prévisible des travaux), le litige se serait peut-être soldé autrement… au temps pour l’état de droit et le respect de la propriété privée.

Lou DELDIQUE